Colbert: inventeur de la production industrielle, ministre du Roi Soleil XIV Rolland Laporte: Chef des Camisards, des Verts avant le temps
Roland Si je dois vivre pareillement empilé, où mettrai-je mes chèvres pour le lait, mes moutons pour la laine et pour la viande, les châtaigniers pour ma nourriture et pour la chauffage?
Colbert Vous n'aurez pas besoin de place pour cela, Monsieur Roland, car vous aurez de l'argent, et vous pourrez tout vous acheter.
Roland Je recevrai de l'argent, et vous pourrez tout vous acheter.
Colbert Dépenser, c'est le but. Afin que d'autres aussi puissent s'acheter des produits des manufactures de France.
Roland Alors en travaillant à la manufacture, je pourrai m'acheter, avec mon salaire, tout ce dont j'ai besoin?
Colbert Absolument. Vous avez enfin compris.
Roland Il faudrait que je travaille toute la journée pour avoir du lait, de la nourriture, de la laine et du bois de chauffage? Personne ne serait assez fou pour faire cela. Mes chèvres, je les trais une fois par jour. Les moutons me donnent un peu de travail deux fois par année, les châtaigniers dix jours, une fois l'an. Je travaille encore une semaine au printemps et en automne chez mon oncle en Provence, dans le vignoble. Il me donne en échange du vin pour toute une année. Si j'en ai envie, je vais pêcher une truite dans la rivière. Cela ne me coûte rien. Quand je vais voir mes châtaigniers j'écoute le chant des oiseaux, j'observe les papillons qui jouent, j'entends le bruit de la rivière, et je regarde d'où viennent les nuages. Chaque mois le paysage au bord du chemin est différent.
Colbert Par bonheur, il y a l'obligation de payer la dîme à l'Etat et à l'Eglise, sinon vous ne feriez que "vivre" toute l'année. Mais l'homme n'est pas fait pour cela. Une petite ferme, regarder les papillons, écouter le bruit de la rivière... qu'est-ce que cela veut dire?
(Cavalier se lève et va chercher Billard)
Voici la nouvelle philosophie: je n'interdis pas, mais je déclare immorale la jouissance de quoi que ce soit qui n'ait pas été l'objet d'une transaction.
Colbert Je ne dis pas que mon système ne saurait que faire de la champagne. Tout est planifié, rien n'est oublié. Quand ceux que l'argent attire aujourd'hui dans les manufactures voudront racheter la terre abandonnée par leurs ancêtres, c'est alors seulement que cet argent aura de la valeur. En est-il autrement dans la Bible? Le retour au paradis se conquiert par le travail. L'eau pure du torrent ne vaudra que si l'homme est prêt à en payer le prix. Ecouter le chant des oiseaux sera moralement justifiable le jour où quelqu'un aura trouvé le moyen de le conserver dans des boîtes au des sacs pour l'offrir à la vente dans les villes. Ainsi, mon système ne dédaigne pas la nature. Au contraire: La terre, la montagne, le torrent, le bleu ciel, le murmure de la mer, l'air, le chant des oiseaux, tout cela ne prend un sens et ne trouve sa justification que dans mon système.
(Entre-temps les autres camisards arrivent les uns après les autres, par les diverses portes, en silence: ils écoutent)
Roland C'est Monsieur le Haut-Fonctionnaire qui donne un sens à la Création.
Colbert Vous autres simples, paysans, demeurés, vous n'avez aucune idée de rien. Vous croyez que les gens refuseront de travailler dans mes manufactures? Ils se battront pour y entrer. Quatre- vingt-dix personnes sur cent demanderont à pouvoir y travailler 49 heures par semaine, afin de pouvoir passer trois semaines, comme vous, à la campagne. Toute l'année, ils ne penseront à rien d'autre. Et les derniers habitants des campagnes les quitteront, pour que leurs petits-enfants puissent acheter une minuscule parcelle à la champagne, parmi les arbres, au bord d'une rivière. Refuseront-ils de travailler de la sorte? Au contraire, ils réclameront à grands cris. Ils demanderont une nouvelle constitution où figurera en premier: droit du travail, droit à une place dans les manufactures de Colbert pour chacun. Ils aimeront mon système, ils le soigneront s'il devait tomber malade. Ils feront tout pour sa conservation. Ils achèteront tout ce qui est à vendre, puis le jetteront, parce que la nouveauté rend caduc (obsolète) tout ce qui n'est pas elle. Acheter, non, désirer quelque chose, qui, du fait qu'on l'achète, rend nécessaire un nouvel achat.
C'est ainsi, oui, c'est ça.
Ils consacreront leurs loisirs à soigner leur forme physique, afin de se maintenir aptes au travail. Ils mangeront et dormiront, non parce qu'ils ont faim ou qu'ils sont fatigués, mais parce que c'est l'heure.
Ils inviteront des mets qui demandent peu de temps de préparation. Oui - vous ne pouvez pas vous l'imaginer - chacun achètera des denrées alimentaires plus chères, pourvu qu'on lui garantisse qu'elles n'ont pas de valeur nutritive. Tout cela pour le bien de mon système. Car la fin de mon système sera la fin du monde. (Rires. Hilarité)
[Ponctuation, majuscules et accentuation rajoutées]
19e octobre 1705
Certificat du sr de
Vallobscure lieutenant
de fuzilliers de la province
N° iii en quatre pièces
Nous, lieutenant de fusiliers de la province détaché
par ordre de Monsg le marquis de Lalande
à St Jean de Gardonnenque, certifie estant en détachement le 3e 7bre dernier par ordre de Mr de Courten avoir arresté à la methérie des Clauzes paroisse de St Jean la nommée Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues, prédicante de profection sur laquelle j'aurois trouvé plusieurs libvres défandus, laquelle ensemble Martre Raffinesque de St Martin de Lansuscle qui estoit avec elle et Catherine Andrieue veuve de Jean Martin fermier de ladite metherie j'aurois fait conduire aux prisons dud. St Jean auxquelles Messieurs les consuls auroint fait donner le pain du roy ledit jour jusques à ce jour d'huy que le sr de Courten auroit fait transférer lad. Dumas à Anduze et mettre en liberté lesd. Raffinesque et Andrieue en tesmoing de quoy je me suis signé, à St Jean ce 19 octobre 1705
Vallobscure
Interrogatoire de Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues
L'an mil sept cents cinq & du vendredi 4e 7bre dans la salle basse du château de St Jean de Gardonnenque par devant nous Marc Antoine Lefebvre docteur es droit commissaire subdélégué de monseigneur l'intendant, heure de six du matin
Ladite Marie Laune veuve de Pierre Dumas du lieu de Soudorgues, nouvelle convertie âgée de soixantte ans ou environ, après avoir presté serement la main mise sur les saints évangilles a promis de dire vérité
Interrogée pour quel subjet elle est en prison et depuis quel temps
A respondu qu'estant couchée la nuit dedans la metherie des Clauses parroisse dudit St Jean, elle y feust arrestée par un détachement des troupes du Roy et conduite le matin dans les prisons dudit St Jean
Interrogée que faisoit elle dans ladite metherie des Clauses quy est un endroit escarté du grand chemin et très subspect
A respondu qu'estant partye hier matin de la parroisse de Valfrancesque où elle a resté despuis un mois fillant quand elle pouvait filler et demandant son pain quand elle ne pouvait pas travailler, elle seroit arrivée à ladite metherie des Clauses où elle auroit couché
Interrogée depuis quel temps elle a quitté sa maison de Soudorgues et la raison pourquoy elle l'a fait
A respondu que ne pouvant travailler à cause de sa viellesse et incomodité le nommé Girbe son beau fils n'avoit voulleu la nourir, ce quy l'avoit obligée il y a environ un an de quitter et d'aller chercher à travailler de lieu en lieu ce qu'elle auroit fait tant à la parroisse de St Martin de Corconnac qu'à celle de Valfrancesque
Interrogée de nous dirre en quelle maison et chez qui elle a travaillé ou resté depuis ledit temps
A répondu quy ne sait pas le non des maisons ni des habitants chez quy elle a travaillé
Interrogée sy elle sait lirre
A respondu et accordé scavoire lirre
Et luy ayant esté exibé deux livres quy luy feurent hier ostés par le sieur de Valescure lieutenant de fusiliers de la province qui commandoit le détachement, l'un institulé Le Nouveau de testament de nostre Seigneur Jesus Crit & les Scaumes de David mis en rime françoise par Clémant Marot Théodore de Bèze imprimé à Charanton et l'autre de prières de ceux qui faisoient proffection de la RPR, et interrogée de nous déclarer sy elle ne sen servoit poure faire des assemblées illicites et exorté le peuple de la campagne de la suivre contre les ordres du Roy
A respondu et accordé qu'un desdits livres luy a esté osté intitullé Le nouveau testament et scaumes de David lequel elle avait truvé dans un buisson à la montagne de St Pierre et que can fust truvé dans la maison des Clauses par ledit détachement, nyant d'avoir fait aucune assamblée ny exorté le peuple de la campagne, a enfin dit que sy elle scavoit precher elle le fairoit, qu'il y a long temps qu'elle n'a pas esté à la messe, qu'elle veut mourir dans la RPR où elle est née
Interrogée sy elle n'a fanatizé, acisté à plusieurs meurtres sacrillèges et incendies, suivi pleusieurs assemblées illicites, donné vivres, armes et assistance aux rebelles
A répondu et acordé qu'avant lesdits désordres de fanatiques elle avoit esté en plusieurs assemblées, mais non pas depuis, & desnyé le surplus de l'interrogatoire
4e 7bre 1705
Interrogatoire de Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues
Interrogatoire de Catherine Andriue veuve de Jean Martin des Clauzes parroisse de St Jean
L'an mil sept cens cinq & du vendredy quatrième septembre dans la salle basse du château de St Jean de Gardonnenque, par devant nous Marc Antoine Lefebvre docteur es droits commissaire subdélégué de monseigneur de Basville intendant du Languedoc heure de sept du matin
Ladite Catherine Andrieue veuve de Jean Martin nouvelle convertie demeurant pour rentière à la meterie des Clauzes parroisse de St Jean de Gardonnenque âgée de 75 ans ou environ, après avoir presté serement la main mise sur les saits Evangilles a promis et juré dire vérité
Interrogée pour quel sujet elle est en prison et depuis quel temps
A respndu qu'estant couchée la nuit dernière dans la metterie des Clauzes avec deux femmes et un garçon à elle incognus qui seroient arrivés là hiere au soir et demandé à la respondante de leur permettre d'y coucher, un dettachement des troupes du Roy commandé par mr de Valobscure fust les arrester & conduire ce matin dans les prisons de St Jean
Interrogée s'il n'est véritable qu'elle cognoist lesdites deux femmes nommées l'une Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues, l'autre Marthe Rafinesque fille à feu David du lieu de St Martin de Lansuscle, et le garçon Estienne Benoist de St Estienne, et si elle ne leur a donné retraitte et des vivres et assistence sçachant bien qu'ils estoient des fanatiques, & ladite Laune une prédicante portant des livres deffendus pour faire des assemblées et exhorter les habitants de la campagne de les suivvre, & s'ils ne firent une assemblée à ladite meterie contre les ordres du Roy
A respondu et accordé cognoître led. Benoit seulement & non pas lesd. deux femmes, lesquelles arrivèrent hiere au soir à ladite méterie luy demandant le couvert, ce qu'elle auroit fait & nyé le surplus de l'interrogatoire
Interrogée si elle ne sçait pas qu'il est deffendu par les ordres du Roy de donner retraite, vivres et assistance aux rebelles, et sy elle ne leur a donné plusieurs fois des vivres, retraite et ascistance
A respondu et denyé l'interrogatoire et dit qu'elle n'a pas creu que lesd. Benoit, Laune et Rafinesque fussent suspects, ce qui l'obligea de leur donner retraitte pour coucher la nuit dernière seulement à lad. maison des Clauzes
Interrogée s'il n'est véritable qu'elle est fanatique et na cogneu les assemblées, suivi les rebelles et ascisté à plusieurs meurtres, sacrilèges et incendies contre les ordres du Roy
A respondu et denyé lesd interrogatoires
Interrogée de dire s'il n'est véritable qu'elle avoit dans sa maison plusieurs livres defandus et sy elle n'en a veu un intitulé Le nouveau testament et les pseaumes de David, et un livre de prières entre les mains de ladite Laune ou s'ils ne feurent trouvés à lad. maison
A respondu et dényé avoir heu despuis la conversion généralle aucuns livres deffendus dans sa maison ny ailleurs et accordé avoir veu cette nuit lesdits deux livres entre les mains de ladite Laune dans le temps qu'on l'arresta et non auparavant
Exhortée de dire la vérité
A respondu l'avoir dite réellement, y a persévéré & a dit ne sçavoir signer
4e 7bre 1705
Interrogatoire de Catherine Andriue de la paroisse de St Jean
Interrogatoire de Marthe Rafinesque de St Martin de Lansuscle
L'an mil sept cens cinq & du vendredy quatrième 7bre dans la salle basse du château de St Jean de Gardonnenque, par devant nous Marc Antoine Lefebvre docteur es droits commissaire subdélégué de monseigneur l'intendant heure de six du matin
Lad Marthe Rafinesque nouvelle convertie fille à feu David du lieu de Malafosse parroisse de St Martin de Lansuscle, âgée de trente ans, après avoir presté serement la main mise sur les Sts Evangiles a promis de dire vérité
Interrogée pour quel sujet elle est en prison et depuis quel temps
A respondu qu'estant couchée la nuit dernière dans la metterie des Clauzes parroisse dudit St Jean elle y fust arrestée par un detaschement des troupes du Roy & conduite ce matin dans les prisons dudit St Jean
Interrogée que faisoit elle a lad meterie des Clauzes qui est un endroit suspect et escarté du grand chemin
A respondu que ne trouvant pas à travailler dans son païs elle en seroit partie hier matin pour aller chercher à se louer dans ce païs, & la nuit l'ayant surprise faisant son chemin elle seroit dessendue à lad meterie pour y coucher
Interrogée s'il n'est véritable qu'elle est fanatique & n'a couru les assemblées, suivy les rebelles et acisté à plusieurs meurtres, sacrilèges et incendies contre les ordres du Roy
A respondu et desnyé lesd interrogatoires
Interrogée s'il n'est véritable qu'elle a suivy depuis longtemps la nommée Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues fanatique et prophétesse et qu'elle cognoit particulièrement et sy elles n'ont convoqué ensemble plusieurs assemblées illicites
A respondu et denyé lesd interrogatoires disant qu'elle trouva hier à lad meterie des Clauzes ladite Laune laquelle la respondante ne cognoit pas ne l'ayant jamais veüe que cette seule fois
Exhortée de dire la vérité
A respondeu l'avoir dite réellement, y a persévéré & a dit ne scavoir signer
[Ponctuation, majuscules et accentuation rajoutées]
8e mars 1706
Interrogatoire d'Anne
Rouelle vefve d'Antoine
Teissonière de la
paroisse de Cros
Interrgre d'Anne Rouelle
L'an mil sept cens six et du lundy huitiesme
jour du mois de mars dans la salle du château
de St Jean de Gardonnenque par devant nous
marc Antoine Lefebvre docteur et advocat
dudit St Jean, comre subdélégué de Monseignr
de Basville intendant de la province du
Languedoc, heure de deux après midy
Anne Roelle nouvelle convertie, veuve d'Antoine
Teissonnières du lieu de la Rouvière parroisse de
cros diocèse d'Allais, agée comme a dit de 55 ans
ou environ, dettenue prisonnière dans les prisons
dudit St Jean, après avoir presté serement
la main mise sur les saints Evangilles a promis et
juré dire véritté, a esté interrogée et a
respondeu comme suit,
Interrogée du subjet pourquoy elle est en
prison et despuis quel temps
A respondu que lundy dernier premier de ce
mois un déttashement de la garnison de
Collognac vint à sa maison de la Rouvière pour
l'arrester prisonnière et l'auroit conduitte aux
prisons de Lasalle et jeudy dernier en celles
dud; St Jean ne scachant pour quel subjet
Interrogée s'il n'est véritable que ledit jour
de lundy dernier premier de ce mois Pierre Ba...
dit Lacroix et François Grand dit Mandagout
soldats de la compagnie du sr d'Assas app.
de fusilliers de la province, accompagnés
d'Annibal gashe tailleur d'habits du Vigan
allant dudit Vigan à St Jean ne se seroient
arrestés aud. lieu de la Rouvière pour boire,
et s'estant adressés à la respondante, il ne
luy auroint demandé son nom et si d'abord
elle ne leur auroit répondeu quelles gens
estes vous, et s'ils estoint cretiens à quy elle
se peut fier et si elle ne les auroit creu
camisards de proffession parce qu'ils estoient
abilliés en bourgeois et si sur cella lesd. deux
soldats s'estant servis du mot de serve Dieu
luy auroint respondeu qu'ils estoient camisards
et qu'elle pouvoit se fier d'eux, sur quoy lad.
Rouelle leur ayant demandé que ce qu'ils
serchoit, lesd. soldats lui auroint respondeu
qu'ils soiteroint de voir Fidel et Claris
et sy pour lors lad. Rouelle ne respondit
que pour Fidel elle ne leur en pouvoit pas
donner de nouvelles, mais bien de Claris lequel
elle offroit de leur faire voir dans un
moment et sy alors elle n'appella une
fille nommée Margte à laquelle elle dit
voicy de ces gens il faudroit leur faire
parler aux autres, et sy sur cella lesd.
soldats ne dirent à la respondante où est
ce qu'ils ce pouroint mettre à couvert pour
estre en seuretté des troupes du Roy afin
qu'aucun déttashement de la guarnison de
Collognac ne les surprit, à quoy la respondante
auroit respondeu qu'elle les mettroit en
seuretté et qu'il falloit se tirer du grand chemin
A respondeu et desnié led. interrog.re en la
forme qu'il est coushé, bien est vray que
led. jour de lundy dernier environ les deux
heures après midy elle seroit partie dud.
lieu de la Rouvière pour aller à la métherie
du Merle quy en est fort près et auroit
rencontré lesd. trois hommes lesquels luy
demandèrent le chemin de Collognac et le
leur ayant monstré lesd. trois hommes luy
demandèrent encore de leur donner de
nouvelles de Fidel et Claris, à quoy elle
leur auroit respondeu qu'elle n'en scavoit
pas, sur quoy ils continuèrent chacun leur
chemin, et nie le surplus dud. interrogatoire.
Interrogée s'il n'est véritable que lorsqu'elle
eut promis auxd. trois hommes de leur faire
voir Claris et qu'il les mettroit en seureté
de l'insulte de la garnison de Collognac,
un de ces trois hommes n'auroit dit qu'il
alloit mettre son camarade en fassion sur
une auteur pour descouvrir qu'aucun
détachement ne les surprit et sy d'abord
lesd. deux soldats accompagnés dud. Gache
tailleur estant partis et recogneu parce
qu'ils n'étoint de camisards elle n'avoit
fait évader led. Claris et autres rebelles
qu'elle avoit cashés dans sa maison et
peu de temps après lesd. deux hommes
estant revenus avec un déttashement de la
garnison de Collognac aud. lieu de la Rouvière
où estant arrivés à la maison de la répondante
le Sr de la Piquetterie commandant led.
détachement ne lui auroit demandé si elle
ne cognossoit lesd. deux soldats de la
compagnie de d'Assas et que ce qu'elle leur
avoit dit et si elle n'auroit respondeu qu'elle
les cognoissoit
A respondeu et desnié led. interrogatoire en la
forme qu'il est coushé mais estre véritable
que peu de temps après que lesd. trois hommes
l'eurent quittée deux d'iceux seroint revenus
aud. lieu de la Rouvière avec un déttashement
de la garnison de Collognac lesquels auroit
foullié la maison de la répondante et
ensuitte celle de ses voisins sans qu'il leur
ait dit ce qu'ils sershoient
Interrogée s'il n'est véritable que despuis
les mois de septembre et octobre de l'année
1704 que les rebelles attroupés se soumirent
à l'obéissance du Roy elle n'a receu et reffugié
ches elle tant de nuit que de jour ceux quy
restent encore et entre autres Claris, Fidel
et autres ausquels elle fournissoit les
vivres et autres shozes nécess.res au préjudice
des ordres du Roy et par exprès led. jour
de lundy premier du courant aud. Claris et
autres rebelles qu'elle avoit receux dans sa
maison
A respondeu et desnié led. interrogatoire.
Exortée de dire la véritté
A respondu l'avoir ditte recollée y a persévéré
et a dit ne scavoir signer
8e mars 1706
Interrogatoire de
Margueritte Sanson de
la parroisse de Cros
Interrogatoire de Margtte Sanson
L'an mil sept cens six, et du lundy huitième jour
du mois de mars dans la salle basse du château
de St Jean de Gardonnenque, par devant nous
Marc Antoine Lefebvre docteur et advocat
dudit St Jean, commre subdélégué de Monseignr
de Basville intendant de Languedoc
Margueritte Sanson nouvelle convertie
fille de Jean Sanson de la metterie du
Merle parroisse de Cros diocèze d'Alais
détenue prisonnière dans les prisons
dudit St Jean, âgée de vingt-deux ans ou
environ, après avoir presté serement la main
mise sur les Sts Evangilles, a promis et juré
dire vérité, a été interrogée et a répondu
comme s'ensuit
Interrogée du sujet pourquoy elle est
en prison, et depuis quel temps ;
A réponduqu'elle fut arrestée vendredy
dernier une heure avant le jour par un
détachement de la garnison dudit St Jean
commandé par Mr de Valobscure qui l'auroit
trouvée couchée dans son lict à ladite
metterie du Merle, et conduite dans les
prisons dudit St Jean ne sachant
pourquoy ;
Interrogée s'il n'est véritable que
depuis les mois de septembre et octobre
de l'année 1704 que les rebelles atroupés
se soumirent à l'obéissance du Roy, elle et
son père n'ont receu et réfugié [eux] tant de
jour que de nuit ceux qui restent encore, et
par exprès Claris, Fidel et autres auxquels
ils ont fourny les vivres et autres choses
nécessaires, au préjudice des ordres du Roy
A répondu et desnié ledit interrogatoire
Interrogée s'il n'est véritable que lundy dernier
de ce mois, deux soldats de la compagnie de
Mr d'Assas habillés en bourgeois accompagnés
d'Annibal Gache tailleur d'habits du Vigan
s'en allant dudit Vigan à St Jean passa
à lad. metterie de la Rouvière qui est
tout près celle du Merle feignant d'être
camizards parce qu'ils estoient habillés
en bourgeois, lesdits soldats s'estant informés
avec Anne Rouelle veuve d'Antoine
Teissonière dudit lieu de la Rouvière
de leur donner des nouvelles de Fidel et de
Claris, ladite Rouelle après leur avoir
répondu qu'elle fairoit voir Claris, auroit
appellé la respondante à laquelle elle auroit
dit voicy de ses gens, il faudroit leur faire
parler aux autres
A répondu et desnié ledit interrogatoire
pour n'avoir pas veu lesdits trois hommes
parce qu'elle estoit allée ledit jour à St Hipolite
pour vendre des poumes et quelques
fromages, d'où elle revint le soir, et arrivée
chez elle à l'entrée de la nuict, ou estant
sa mère lui auroit dit que ladite Rouelle
l'avoit appellée ledit jour ne sachant ce
qu'elle vouloit, et qu'elle luy auroit
répondu qu'elle estoit allée à St Hipolite
et qu'on avoit arrestée prisonnière
la dite Rouelle ne scachant pourquoy
Interrogée à qui elle vendit ses poumes
et fromages à St Hipolite
A répondu qu'elle auroit vendu
lesdites poumes et fromages à un
mangonnier qui demeure devant la fontaine
du plan de Croye de St Hipolite du
nom duquel elle n'est pas mémorative
Exhortée de dire la vérité
A répondu l'avoir dite, recollée y a
persévéré, et a dit ne scavoir signer
Interrogatoire de Antoine Barrafort
L'an 1706, et du lundy huitième mars dans
la salle basse du château de St Jean de
Gardonnenque, par devant nous Marc Antoine
Lefebvre docteur et advocat dudit St Jean
commre subdélégué de Monseignr
de Basville intendant de Languedoc,
Antoine Barrafort nouveau converty du lieu
de la Rouvière, parroisse de Cros diocèse
d'Alais, âgé comme a dit de soixante ans
ou environ dettenu dans les prisons dudit
St Jean après avoir presté serement la
main mise sur les Sts Evangilles a promis
et juré dire la vérité, interrogé et a
répondu comme suit
Interrogé du sujet pourquoy il est en
prison et depuis quel temps
A répondu qu'il fust arresté vendredi dernier
une heure avant le jour par un
déttachement de la garnison dudit St Jean
commandé par Mr de Valobscure
qui l'auroit trouvé couché dans son lict
audit lieu de la Rouvière et conduit
dans les prisons dudit St Jean ne scachant
pourquoy
Interrogé s'il n'est véritable que depuis
les mois de septembre et octobre
de l'année 1704 que les rebelles atroupés
se soumirent à l'obéissance du Roy
s'il n'a receu et réfugié chez lui tant
de nuit que de jour ceux qui restent encore
et par exprès Claris, Fidel et
autres ausquels il a fourny de vivres
et autres coses nécessaires, au préjudice
des ordres du Roy
A répondu et desnié ladite interrogatoire
Interrogé s'il n'est véritable que lundy
dernier environ les deux heures après
midy deux soldats de la compagnie de
Mr d'Assas et Annibal Gache tailleur
d'habits du Vigan passant audit lieu de
la Rouvière s'en allant à St Jean
demandèrent au répondant de leur donner à
boire et sy le répondant ne l'auroit
fait après leur avoir demandé quelles
gens ils estoient, qu'ils luy eurent
repondu qu'ils estoient camizars, et de
leur donner de nouvelles de leurs frères
et s'il ne les creut d'abord camizards
parce qu'ils estoient habillés en bourgeois
et sy ledit jour Claris et autres rebelles
ne furent à sa maison se réfugier, et
conférer ensemble
A répondu et desnié ledit interrogatoire
en la forme qu'il est couché, bien est vray
que ledit jour de lundy dernier environ
ladite heure un desdits rtrois hommes
qu'il recogneut estre un soldat des troupes
du Roy vint à dadite maison pour
luy demander à boire, ce qu'il fist, tant
à luy qu'à deux autres hommes qui estoient
dehors sa maison lesquels après avoir
en partant continuant leur chemin
dirent qu'ils estoient des camizards, ce
qu'il ne creut pas, mais bien des
soldats, et nie le surplus de
l'interrogatoire
Exhorté de dire la vérité
A répondu l'avoir dite récollé
y a persévéré et a dit ne savoir signer
[Ponctuation et accentuation rajoutées]. Document très abimé, avec plusieurs lacunes.
22e octobre 1706
Estat des camizards
rendus de la ville
et parroisse de St
Jean de Gardonnenque
en ayant deslivré
un semblable a
Mr de Partarrieu
pour le mander à
Monseigneur le duc
de Roquelaure
N° CXXX
Vériffié
Estat du non des camizards
rendus de la ville et paroisse
de St Jean de Gardonnenque fait
par messieurs les consuls de
St Jean de Gardonnenque à la
réquisition de Mr de Partarrieu
lieutenant colonel commandant
audit st Jean, suivant l'ordre qu'il
en a reçu de Monseigneur
le duc de Roquelaure lieutenant
général …armées du Roy
…………………en cette
Provin………Languedoc
Pierr[re ……….. habitant au
mas…………
Jacques [Cor]riger de St Jean
a pris [parti] dans le Régiment
d'Hainaut compagnie de Grateloup
Jean Gaufre de St Jean a pris partty idem
Daniel Grevoullet
Henry Grevoullet de St Jean frères
Isaac Grefeuille de St Jean
Fran …………uze de St Jean
sorti du royaume
Antoi…………
Jacques …..[Lafon] de Crosviel
Louis La ….idem frères
Habram Mazel de Felguières
est sorty du royaume
Jacques Cros de Felguières
Guas (?) Regnier au Masnoeuf
…..les susnommés
……nouveaux convertis
Bonn…….;;nbien
……….. a Crosgnarens
fait ……..douze octobre
mil sept…..
Lefebr……..consul perpétuel
Estat des armes
des camizards quy
ont estés remis au
magazin d'Allais
avec ma descharge
au bas faitte par
le Sr Perot garde
magazin
No iiiixxiiii
Vérifié
Etat des armes qui étoient au pouvoir
de Me Marc Antoine Lefebvre avocat
premier consul de Saint Jean de
Gardonnenque, subdélégué de Monseigneur
de Basville Intendant du Languedoc
dont la plus grande partie des fuzils
avoient été achaitez des soldats
qui les avoient pris des camizards
à raison d'un écu pièce par feu Me
Paul Viala aussy subdélégué
Vingt cinq fusils d'aminution y en
ayant un sans platine et deux la crosse
rompue
Dix neuf fusils de chasse en mauvais
état y en ayant trois sans platine
parmy lesquels y a un fuzil boncanier (?)
qui est celuy qui fut pris a La Porte
de Brenoux premier chefs des camizards.
Sept canons de fuzil vieux
Un pistollet d'arçon
Deux vieilles platines
Une vieille allebarde
Vingt quatre épées d'amunition
Nous certiffions que les armes marquées
Cy dessus ont esté remises par Mr Lefebvre
Subdélégué de Mr de Basville pour estre
Portées au magasin d'Alais dont led.
Sr Le Febvre aura soin de se faire donner
Un receu au bas de l'estat présent par le
garde magasin d'Alais, fait à St Jean de
Gardonnenque le 25e septembre 1706
Du Deffand de Lalande
Nous, garde magasin du fort d'Alais
certifie avoir receu de Monsieur le
Marquis de Lalande les armes
marquées en l'estat cy dessus fait
A Alais le premier octobre mil sept cens
six
Le répertoire des Archives communales de St-Jean-du-Gard établi par Charles Delormeau et publié en 1977
Nous publions ici une transcription de l'intégralité (à notre connaissance) des documents ayant trait à la guerre des camisards des Archives Communales de St-Jean-du-Gard conservées actuellement au Musée des Vallées Cévenoles, soit une douzaine de textes. Cette publication est possible grâce à son directeur et fondateur Daniel Travier qui nous a communiqué la plupart des documents photocopiés.
Les cotes sont celles de l'inventaire Delormeau ci-dessus, mais les numéros entre parenthèses de la série GG38 ne font pas partie de l'inventaire : c'est un numéro d'ordre que nous avons rajouté pour distinguer les documents.
EE2.25. 23e febvr et 1er octobre 1705, Mgr de Lalande au sujet du nommé Pierre Larguier de St André de Lancize qui a rendu ses armes et en a indiqué qu'il y en aurait entre les mains du sieur du Pradal de lad. paroisse en conséquence l'ai fait conduire a St Estienne à Mr de Bassompré
EE2.33. 25e 7bre et 1er octobre 1706 Estat des armes des camizards quy ont estés remis au magazin d'Allais avec ma descharge au bas faitte par e Sr Perot garde magazin
EE2.34. 22e octobre 1706 Estat des camizards rendus de la ville et parroisse de St
Jean de Gardonnenque en ayant deslivré un semblable a Mr de Partarrieu pour le mander à Monseigneur le duc de Roquelaure
GG38 (1). 26e Xbre 1704 Estat des prizonniers de St Jean de Gardonnenque Estat des prisonniers qui sont à St Jean de Gardonnenque envoyé par le sieur Lefebvre premier consul à Mgr de Lalande, apostillié par ledit seigneur
GG38.(2) 27e 8bre 1702 Interrogatoire de Marie Alméras
GG38. (3) 9 Xbre 1706 Pain fourni aux prizonieres par le sr Soubeiran consul avec la quitance au bas faitte au profit du sr Lefebvre premier consul peyant pour la communauté pour 1# 10 s.
GG38. (6) 8e mars 1706
- Interrogatoire d'Anne Rouelle vefve d'Antoine Teissonière de la paroisse de Cros
- 8e mars 1706 Interrogatoire de Margueritte Sanson de la parroisse de Cros
- Interrogatoire de Antoine Barrafort
GG38 (7)
- 19- octobre 1705, certificat du sieur de Vallobscure lieutenant de fusilliers de la province
- 4 septembre 1705 Interrogatoire de Marie Laune veuve de Pierre Dumas de Soudorgues
- 4 septembre 1705 Interrogatoire de Catherine Andriue veuve de Jean Martin des Clauzes parroisse de St-Jean
- 4 septembre 1705 Interrogatoire de Marthe Raffinesque deSt Martin de Lansuscle
GG38 (8) 24 octobre 1707, copie de la lettre écrite par Monseigneur le duc de Roquelaure au sr Doise commandant à St Etienne (sur l'arrestation de trois femmes fanatiques de St-Etienne-Vallée-Française)
Le château de St-Jean-du-Gard où était située la prison dont il est question dans les documents ci-dessous (photo prise sur le site internet www.cdt-gard.fr)
Dans le numéro de janvier 2001 de la revue "Pour la Science" (édition française de "Scientific American"), M. Maurice Mattauer, professeur émérite de géologie à l'Université de Montpellier II, nous présente un article sympathique sur la formation géologique des Cévennes schisteuses, et sur les liens entre géologie et religion, à travers l'observation d'un tableau exposé au Musée du Désert, Les héros de la liberté de conscience, de Michel Leenhart. Pour Maurice Mattauer, le peintre, qui a peint une assemblée du Désert tenue à l'entrée d'une grotte ou d'un "abri sous roche", contrairement à ce que font souvent ses confrères, n'a pas "inventé" les détails géologiques, mais les a plutôt "observés quelque part dans les Cévennes". Et la rédaction d'offrir un abonnement d'un an à Pour la science aux lecteurs qui enverront une photo du site où a été peint le tableau.
Nous ne savons pas si l'appel a été entendu et l'emplacement de l'assemblée trouvé, mais nous nous permettons de faire deux remarques d'ordre historique sur cet article.
D'abord cet article nous parait être un bon exemple de la "camisardisation" de l'histoire cévenole : l'assemblée peinte par Leenhart nous semble être une assemblée typiquement de l'époque du Désert post camisard, avec son pasteur en rabat et chapeau, et son assistance de sages villageois et de nobliaux en perruques. Le "camisard au chapeau" indiqué par l'auteur, nous parait bien inoffensif !
Ensuite, ce n'est pas parce qu'un dicton régional affirme que "le schiste est protestant, le calcaire est catholique", que cela correspond à une réalité. D'abord les protestants (et les camisards) sont loin d'occuper seulement la montagne schisteuse, mais sont répartis également sur une partie non négligeable de la plaine calcaire gardoise : le mont Bouquet par exemple, bien calcaire, a toujours été un bastion protestant, et l'un des sanctuaires du camisard Jean Cavalier. Par ailleurs, il y a, en pleines Cévennes schisteuses, des secteurs parfaitement catholiques comme la région qui s'étend de St-Florent-sur-Auzonnet à Ste-Cécile d'Andorge ! Ne faisons donc pas preuve d'un déterminisme excessif. Que ces remarques n'empêchent pas les visiteurs de notre site de lire cet article fort intéressant en ce qui concerne la formation géologique des Cévennes, et de gagner un abonnement à Pour la Science s'il en est encore temps !
Note : ce texte est le résumé d'une communication qui sera présentée dans le cadre du colloque du tricentenaire de la guerre des Camisards, les 25 et 26 juillet 2002, au Pont-de-Montvert. Les principaux textes (Mingaud, Rescossier, L'Ouvreleul, et, plus près de nous, Albert Solanet et le dossier réuni à l'évêché de Mende en vue d'un éventuel procès de canonisation) seront analysés et cités en détail dans cette communication.
Depuis des siècles, l'Église catholique a mis au point une procédure complexe, le procès de canonisation, destinée à porter sur ses autels, et à offrir à la vénération des fidèles, des hommes et des femmes remarquables par leurs mérites, leurs sacrifices ou les prodiges que Dieu a pu accomplir par leur entremise. Cette procédure comporte, pour résumer très schématiquement, deux étapes principales : la béatification (l'intéressé est proclamé " bienheureux "), puis la canonisation (il est proclamé " saint "). L'Église orthodoxe proclame également des saints, alors que les Églises issues de la Réforme ont éradiqué un tel culte.
L'accession à la sainteté peut emprunter bien des voies ; le martyre, ou don de sa vie au nom de Dieu, est depuis toujours l'une des plus " assurées ", si l'on peut dire. À l'époque moderne, le martyre peut être le fait soit de victimes du protestantisme, soit de missionnaires tués sur des scènes lointaines en haine de la foi chrétienne. La principale difficulté, pour l'Église et d'abord pour le postulateur de la cause (le prêtre ou religieux chargé de réunir une documentation et de la défendre à Rome), consiste à bien cerner la cause de la mort : le candidat aux autels doit vraiment avoir été tué en haine du christianisme, et non, par exemple, pour des raisons politiques. Or il n'est pas toujours facile de distinguer entre le religieux et le politique : ainsi, les trop nombreux prêtres, religieux et religieuses assassinés pendant la Guerre d'Espagne, l'ont-ils été seulement en haine du christianisme, ou parce que dans l'esprit de leurs meurtriers ils étaient étroitement associés à un ordre social et politique injuste et à une insurrection militaire, celle du général Franco, qu'ils avaient quelque raison de détester ? On sait que l'Église catholique actuelle a tranché, et béatifié à deux reprises des " martyrs " de la guerre civile (122 en octobre 1992, 233 en mars 2001).
La situation se posait, pour l'abbé du Chaila, mutatis mutandis, dans des termes un peu similaires. Ses assassins avaient-ils visé en lui le seul prêtre, et, au-delà, le catholicisme ? On pouvait alors le proclamer martyr. Ou avaient-ils visé aussi, ou d'abord, l'inspecteur des missions des Cévennes au diocèse de Mende, son titre officiel depuis 1686, c'est-à-dire un homme directement lié au pouvoir royal et à la répression politique et militaire ? La réponse, pour l'historien, ne fait guère de doute : c'est parce qu'il venait de faire arrêter une poignée de jeunes gens et leur guide, dont le seul crime était de chercher à gagner les pays du Refuge, que les premiers camisards s'en sont pris à l'abbé. C'est bien l'homme de la répression royale, non le prêtre, qu'ils ont frappé, même si les premiers jours de la révolte sont consacrés à l'assassinat d'autres ecclésiastiques, dramatiquement (et souvent réellement) associés à la persécution antiprotestante dans l'esprit de leurs justiciers. Du côté des catholiques, en revanche, la tentation était forte, et assez légitime dès lors qu'on entre dans leur logique, de voir en l'abbé du Chaila un martyr de sa foi - d'autant plus que, jeune prêtre, il avait gagné le Siam avec l'abbé de Choisy, et pouvait donc se targuer d'une (très modeste) expérience dans les missions étrangères, ce que l'Église appréciait de plus en plus.
L'abbé du Chaila a-t-il connu, de son vivant ou au lendemain de sa mort, ce que l'on appelle une " réputation de sainteté ", qui est presque toujours le point de départ d'un procès de canonisation ? Il n'est pas facile de le dire. On sait qu'il n'a jamais fait l'unanimité, y compris au sein du clergé du Gévaudan - ce qui, du reste, ne prouve rien pour l'objet qui nous occupe. On ne sait rien, en revanche, de ce que pensaient de lui les catholiques des Cévennes ou du reste du diocèse - ce qu'en pensaient les protestants n'entre pas directement en ligne de compte. Sa mort, en revanche, est immédiatement rapportée, par divers chroniqueurs catholiques, d'une manière qui ne saurait tromper : le choix des anecdotes, les dialogues reconstruits, les expressions retenues, participent bien d'un travail hagiographique, destiné à nourrir une réputation ou à aller même un peu au-delà. Les relations de l'abbé Mingaud et de l'abbé Rescossier, qui furent parmi les plus proches compagnons de du Chaila, au temps du séminaire de Saint-Germain-de-Calberte, sont les plus remarquables à cet égard. Mingaud commence par écrire de l'abbé que " son zèle infatigable pour le salut des âmes […] lui avait fait traverser les mers pour annoncer l'Évangile dans le royaume de Siam ". Il affirme que l'abbé était monté dans la chaire de Saint-Julien d'Arpaon, le dimanche 23 juillet 1702, et qu'il y avait parlé de manière bouleversante de la grâce du martyre. Le même jour, ou le lendemain, il eut une discussion avec le même Mingaud et Castanet, le prieur des Balmes (près de Barre) : " Il fit une conférence dont le sujet fut savoir si les martyrs allaient droit au ciel sans passer au purgatoire ; il fut décidé que oui, parce qu'ils expiaient leurs péchés dans leur sang, étant un second baptême. Il semble que le Seigneur lui fit faire ces réflexions pour le fortifier à souffrir celui qu'il endura quelques heures après " (d'après une relation du comte de Morangiès, restée inédite). Tout est en place pour une mort édifiante, telle que la rapporte L'Ouvreleul : Esprit Séguier ayant proposé à Chaila de lui laisser la vie sauve s'il acceptait de suivre les rebelles et de faire parmi eux les fonctions de ministre, l'abbé se serait écrié: " Plutôt mourir mille fois ! " (édition de 1868, I, p. 29). Il est alors massacré. Le sacrifice de la vie plutôt que l'apostasie : le martyre ne saurait être mieux établi. Plus haut dans le Fanatisme renouvelé, L'Ouvreleul rapporte qu'on l'avait informé, au début de 1702, d'un complot en préparation contre l'abbé. Il s'en était immédiatement ouvert auprès de ce dernier, qui avait repoussé l'information, et " continué ses fonctions apostoliques, craignant moins la perte de sa vie que l'extinction de la foi dans les Cévennes " (ibid., p. 25). Henri Bosc, dans La guerre des Cévennes (Presses du Languedoc, 1983, I, p. 174 et note 51 p. 186) estime qu'il n'y a pas à remettre en cause le dialogue entre Séguier et du Chaila, reproduit dans les sources les plus sûres. Pourtant, Jacques Morin, dit Saltet, pasteur du Désert qui a rédigé vers 1742 une critique en règle du livre de L'Ouvreleul, destinée à Antoine Court, affirme que la proposition de Séguier a été purement et simplement forgée par le prêtre-historien, pour les besoins de la cause, et que la mémoire orale, au Pont-de-Montvert, rapporte seulement que l'abbé aurait proposé de donner sa bourse à ses assaillants, et, s'ils lui laissaient la vie sauve, de partir à Genève et de cesser toute persécution. Peut-être le nom de Genève a-t-il été saisi et interprété de diverses manières, au milieu des cris et du feu ?
Reprenons le récit de L'Ouvreleul pour en venir aux funérailles de l'abbé, que le prêtre préside à Saint-Germain-de-Calberte : " Il n'y eut personne qui ne fût attendri et ne versât des larmes à la vue du défunt quand il arriva à Saint-Germain, le jour de Sainte-Anne, porté sur un brancard, nullement changé, ayant la bouche ouverte et ses yeux fixés vers le ciel, le front un peu sanglant, avec un air de douceur qui effaçait les horreurs de la mort, en sorte qu'il semblait vivant ". Les pleurs de la foule, les yeux tournés vers le ciel, le corps en apparence intact : tous ces traits sont caractéristiques des réputations de sainteté.
Tout le dispositif, pourtant, semble confiné dans un cercle étroit, strictement ecclésiastique et littéraire. On ne sache pas que la tombe de du Chaila, placée dans l'église de Saint-Germain-de-Calberte (où il y a toujours eu un noyau catholique, proche du noyau plus fourni de Saint-Étienne-Vallée-Française), ait été l'objet d'une vénération particulière de la part des fidèles. L'Ouvreleul lui-même, lorsqu'il rédige, au début des années 1720, des Mémoires historiques sur le pays de Gévaudan, signale bien que le diocèse, même si le fanatisme l'a infecté, a donné des saints : mais il ne cite que la mère Marie-Marguerite du Villars, une religieuse morte en 1675 (et apparentée par sa mère à la famille de du Chaila !), dont il s'était fait le biographe en 1713. Les Mémoires ne contiennent même pas le nom de du Chaila.
Il faut donc attendre la seconde moitié du XIXe siècle, et la mise en place d'une nouvelle historiographie catholique particulièrement combative - même lorsqu'elle est sur la défensive, ce qui est presque toujours le cas -, pour voir renaître la mémoire de l'abbé du Chaila : une mémoire, là encore, surtout ecclésiastique et livresque. Les historiens protestants, les premiers à réagir, avaient construit autour de l'abbé une véritable légende noire : Napoléon Peyrat, notamment, avait donné libre cours dans ses Pasteurs du Désert (1842) à une imagination marquée par le romantisme, et insisté sur les prisons de l'abbé, ses ceps, ses techniques de torture (que l'ancien missionnaire aurait rapportées du Siam : tiges de roseau passées sous les ongles, etc.). Dans l'argumentaire anticlérical, les dragonnades et l'abbé rejoignent, sur un mode mineur, la croisade contre les Albigeois et l'Inquisition. Les prêtres érudits réagissent en promouvant une légende dorée. Ce sont d'abord des rééditions de textes du XVIIIe siècle. La chronique de Mingaud est rééditée en 1846, puis en 1889 (au Vigan) ; la Relation de la mort de l'abbé Langlade du Chayla, de Rescossier, est rééditée à Toulouse en 1853, le Fanatisme renouvelé, de L'Ouvreleul, à Avignon en 1868, la Relation de La Baume à Nîmes en 1874. La préface à la réédition de Rescossier parle à propos de du Chaila d'un " grand serviteur de Dieu " et d'un " parfum d'édification " (p. VI et VII). Ce sont aussi des études nouvelles, en partie suscitées par le bicentenaire de la révolte, au début du XXe siècle : en 1904, l'abbé Jean-Baptiste Couderc publie Victimes des Camisards, et en 1907, l'abbé Rouquette, L'Abbé du Chayla et le clergé des Cévennes. S'opposent désormais, comme Philippe Joutard l'a montré dans son livre classique (La légende des Camisards, 1977), les champions de l'abbé et ceux des camisards (A. Atger publie un Pierre Séguier, dit Esprit Séguier, en 1906).
De manière plus large, l'Église de France est entrée depuis 1791 dans un cycle de " persécutions " et d'exaltation de ses " martyrs " : elle pleure, ou honore, les victimes de la Révolution française, les zouaves pontificaux (des volontaires tombés en Italie, dans les années 1860, pour sauver les États du Pape), les victimes de la Commune, puis, sous le gouvernement d'Émile Combes (1902-1905), les congréganistes des deux sexes expulsés de leurs couvents et souvent contraints à l'exil. Dans ce contexte victimaire et doloriste, mais aussi violemment revendicatif (cf. l'antidreyfusisme et l'antisémitisme fonciers des catholiques), la figure de l'abbé du Chaila revêt une nouvelle importance. La tentation de la " sainteté " resurgit, y compris, et c'est nouveau, sur le plan de l'administration ecclésiastique, puisque seul l'évêque du diocèse où est mort le personnage peut ouvrir un procès informatif destiné à déboucher, éventuellement, sur le procès de canonisation. Mende a alors à sa tête, des années 1850 à la Première Guerre mondiale, des évêques de combat, souvent d'origine aveyronnaise, et qui font de la lutte contre le protestantisme cévenol une ambition centrale, même s'ils ne l'avouent pas toujours publiquement (mais ils le font, noir sur blanc, dans les rapports qu'ils laissent à Rome au moment de leurs visites dites ad limina). Ainsi le supérieur du Grand Séminaire à partir de 1881, et véritable patron du diocèse, l'abbé de Ligonnès, a-t-il échafaudé des plans pour la reconquête des Cévennes. En outre, il est le descendant collatéral de l'abbé du Chaila, ses archives familiales contenant diverses pièces ayant appartenu ou relatives à l'abbé - soulignons ici que lui-même est mort en 1926, évêque de Rodez, dans une authentique réputation de sainteté, qui n'a toutefois pas abouti. Toutes les conditions sont réunies pour un regain d'intérêt. Deux entreprises, l'une secrète, l'autre publique, sont lancées.
Dès 1883, Mgr Costes donne son autorisation pour que des fouilles soient effectuées dans l'église de Saint-Germain-de-Calberte : elles devront être secrètes et nocturnes. Les restes mortels du candidat doivent être en effet impérativement retrouvés pour la bonne marche du procès. Des ossements sont recueillis, sans certitude qu'il s'agisse de ceux de l'abbé, puisque bien des personnages ont été enterrés dans les églises, à l'époque médiévale ou moderne. En 1911, Mgr Gély nomme une commission d'information " pour rechercher s'il y a lieu d'introduire devant un tribunal ecclésiastique l'examen de la vie et du martyre de l'abbé du Chaila ". La première réunion a lieu à huis clos, dans la chambre du supérieur du Grand Séminaire (Paul Nègre, qui préside la réunion, le secrétaire étant Albert Solanet, un Floracois, professeur au séminaire). L'abbé Achille Foulquier, qui s'est fait l'historien très érudit du diocèse de Mende, est interrogé sur le bien fondé de la démarche. Il émet des réserves (" On ne peut s'empêcher de convenir que la sévérité de l'abbé du Chaila à l'égard des fanatiques rebelles fut parfois excessive ", écrit-il le 27 janvier 1911), puis se rallie. À partir du 10 juin 1914, de nouvelles fouilles sont entreprises dans l'église de Saint-Germain, toujours de nuit, par le curé Fraisse et un maçon catholique : la terre et le rocher ont été remués sur 19 m2 de surface et 1,80 de profondeur. Le 15 octobre, enfin, le tombeau construit par l'abbé du Chaila est retrouvé, ainsi que le devant d'une chasuble. Pour plus de détails, on se reportera à l'excellente biographie de Robert Poujol, L'abbé du Chaila (Presses du Languedoc, 1985, p. 248-255, réédition annoncée pour 2001). Le même auteur signale l'existence de diverses reliques ayant appartenu à l'abbé (écritoire, morceau de soutane, cilice). Il faut souhaiter que tel ou tel de ces objets puisse être montré lors de l'exposition qui aura lieu au Pont-de-Montvert en juillet 2002. Si ces recherches et commission sont secrètes, une campagne est entamée au grand jour dans la presse religieuse. L'abbé Alexis Solanet, le tout-puissant patron de la Semaine religieuse, propose dans ses colonnes, en 1901 (p. 279-281 et 523-526), qu'une biographie de l'abbé du Chaila soit rédigée, pour servir de pendant à celle d'un autre Lozérien, le jésuite Paul Ginhac, mort récemment en odeur de sainteté (et dont la cause sera plus tard officiellement ouverte à Rome). Son cousin, Albert Solanet, déjà nommé, confie en 1913 à la prestigieuse revue des jésuites (qui avaient dirigé le séminaire de Mende avant 1880), deux articles sur " Un épisode de la guerre des Camisards ". Il conclut ainsi un travail nourri aux meilleures sources, mais tout hagiographique : " Pour nous, nous rapprocherons volontiers l'abbé du Chaila du Bienheureux Pierre de Castelnau [mis par le pape Innocent IV au nombre des martyrs], assassiné par ordre de Raymond VI, comte de Toulouse, pour avoir excommunié, en sa qualité de légat du pape, ce protecteur des hérétiques albigeois. Tous deux ont été mis à mort pour leur zèle à servir l'Église attaquée par l'hérésie. Si la cause du martyre de l'inspecteur des missions des Cévennes était, selon le désir de beaucoup, évoquée devant les tribunaux ecclésiastiques, nous ne doutons pas que ceux-ci ne se laissent point arrêter par les calomnies de Court [Antoine Court et son Histoire des troubles des Cévennes], mais soient au contraire heureux de venger sa mémoire outragée pour "son dévouement héroïque" à la cause de Dieu. S'il plaisait à la miséricorde divine de ramener à l'unité de la foi, par l'intercession de l'abbé du Chaila honoré par l'Église du titre de martyr, le peuple pour lequel il sacrifia sa vie, on reconnaîtrait une fois de plus combien le Seigneur est admirable dans ses saints " (Études, 1913, p. 761).
On ne saurait être plus clair, ni plus magistral dans l'utilisation de la rhétorique et des valeurs profondes du catholicisme. La " cause " de l'abbé du Chaila, pourtant, n'est pas allée plus avant. La Première Guerre mondiale a fait vieillir d'un coup l'échafaudage imaginé par une poignée de prêtres que révulsait le cours républicain pris par l'histoire de France. En 1942, toutefois, le chanoine Bouniol, répondant à un questionnaire en vue de la réalisation d'un Dictionnaire des Missions, met en tête d'une série de biographies remarquables, celle de du Chaila : " Missionnaire [au Siam], est condamné de ce chef au supplice de la cangue. […] Rentré en France, […] il trouva une mort glorieuse, assassiné en haine de la foi, dans l'épisode des guerres de religion dite guerre des Camisards " (texte dactylographié conservé aux archives diocésaines de Mende). Mais rien ne prouve que l'Église aurait suivi les Solanet et leurs amis : un procès de canonisation est un procès contradictoire, dans lequel un " avocat du Diable " (la fonction existe réellement) s'efforce d'accumuler des documents allant contre la réputation du candidat, afin de réduire le risque de porter sur les autels une personne qui n'en serait pas digne ; il n'aurait pas été difficile de trouver, même dans les rangs du clergé, des sources ou des analyses invitant au moins à la prudence. Le procès du Père Ginhac, pour revenir à lui, n'a pas abouti, et n'aboutira sans doute jamais, tant on juge aujourd'hui inutilement rigoriste la piété pourtant irréprochable de ce directeur de conscience .
Le fidèle de l'Église catholique a pleinement le droit d'apprécier le modèle que l'Église lui tend en béatifiant ou canonisant tel ou tel être humain, et de s'en inspirer. L'historien peut se réjouir à juste titre de l'extraordinaire matériau que lui propose cette même Église : il y a une histoire, une géographie, une sociologie de la sainteté, qui en disent long sur les sociétés et les âges qui fournissent les saints, puis les proclament, parfois des siècles plus tard (Jeanne d'Arc a été canonisée en 1920). Mais le citoyen, lui, doit prêter une attention extrême à ce travail de mémoire qu'est tout procès de canonisation : la mémoire est un matériau délicat, fragile, parfois explosif, et Renan a eu raison de dire que les sociétés ont parfois besoin d'oubli autant que de commémoration. Il suffit de tourner à nouveau le regard vers l'Espagne et de poser la question: la béatification des " martyrs " de la guerre civile va-t-elle dans le sens de l'apaisement et du pardon mutuels ? Il est sage de laisser l'abbé du Chaila et les camisards aux historiens, et à leur travail, que doivent caractériser la patience, la rigueur, l'honnêteté. Les commémorations de 2002 seront, à n'en pas douter, conçues en ce sens.
À sa traduction du Théâtre sacré des Cévennes - cette émouvante " bible " du prophétisme languedocien - le prophète anglais John Lacy a donné un beau titre, celui qui exprime peut-être le mieux l'essence même de ce phénomène bouleversant : A Cry from Desert, un " cri jailli du Désert ", ce tragique désert cévenol où " Dieu faisait crier les pierres " selon Claude Brousson.
En effet, en ces années de misère et de crise qui signent le crépuscule du règne de Louis XIV, une parole inouïe et radicale se déploie à travers les Cévennes traumatisées par la Révocation de l'Édit de Nantes.
Cette parole véhémente est celle des petits prophètes qui se sont multipliés en Languedoc oriental depuis 1688. Né cette année-là en Dauphiné, ce prophétisme juvénile franchit le Rhône pour gagner, par violentes bouffées successives, le Vivarais, les garrigues subcévenoles, les basses puis les hautes Cévennes.
Cette parole torrentielle, comme si elle ne se suffisait pas à elle-même, est accompagnée d'une gestuelle stupéfiante qui dérange encore de nos jours. Les petits prophètes soupirent, gémissent, sanglotent, versent des larmes qui sont parfois de sang au grand étonnement des témoins. Ils frémissent ou tremblent de tous leurs membres. Au terme de brutales secousses, ils tombent fréquemment à la renverse. D'autres restent parfois au sol comme morts pendant de très longues minutes.
I. Qui sont ces gens singuliers qui s'expriment ainsi par le verbe et par le corps ? Qui sont ces exaltés qui enfièvrent les Cévennes ?
À l'exception de quelques nourrissons et d'une poignée de vieillards, les prophètes sont dans leur grande majorité des jeunes gens - des filles et des garçons - qui appartiennent à la génération née en deçà et au-delà de la funeste année 1685. Cette génération n'a pas connu l'encadrement religieux et moral des consistoires et des pasteurs. Forcée de fréquenter les petites écoles catholiques et d'aller, sous la contrainte, à la messe, cette génération vit très mal l'hypocrisie qui consiste à être catholique le jour et protestant la nuit. Un prophète camisard a très bien souligné le trouble suscité par ce double jeu honteux. Il écrit : " Forcé par les uns, dès mon enfance, à fréquenter les messes, et instruit autrement par mes parents [...] ma première jeunesse se passa [...] ainsi dans l'embarras de je ne sais quels doutes " (Élie Marion).
Ces jeunes filles et ces jeunes garçons sont des gens de peu, des pauvres pour le plus grand nombre : bergers, bergères, brassiers, fileuses, cardeurs... Pour les personnes de qualité, les puissants et les dominants, les prophètes sont des gueux, un ramassis de gens sans aveu, une vile populace de rustres illettrés qui ose se piquer de religion et défier les représentants du Roi. Face au déconcertant comportement des petits prophètes, les bons Messieurs et les bonnes âmes, catholiques et protestants confondus, s'émeuvent, se récrient, se scandalisent. Certains se gaussent et ironisent facilement sur les postures de ces enfants ou de ces adolescents emportés par leur enthousiasme religieux. À l'unisson, ces beaux esprits si raisonnables ne sont pas avares de qualificatifs. Sous la plume, les prophètes sont des imposteurs, des simulateurs, des comédiens, des fous et des malades. D'autres fantasment sur une " Fabrique des Prophètes " qui n'a, bien entendu, jamais existé. D'aucuns comparent les inspirés à des bêtes qui hurlent comme des loups ou aboient comme des chiens. En un mot, bref et sans appel, et qui fera fortune : ce sont des " fanatiques " ! Plus tard, on écrira des " fous de Dieu ". Et voilà l'inspiration décrite comme un fanatisme sans cesse renouvelé, une épidémie aussi redoutable que la peste. Au refuge, le prophétisme provoque de véhémentes polémiques théologiques. Mais à l'exception notable de Pierre Jurieu et de Claude Brousson, la majorité des ministres manifeste " une réprobation dédaigneuse et obtuse " (E. Labrousse) à l'égard des enfants prophètes.
II. Que disent ces gens du peuple avec leurs pauvres mots prononcés en un français maladroit ? Que signifie cette religiosité émotive, pathologique, qui alarme les " puissances " du Languedoc et chagrine le Refuge ? Quel sens donner à cette formidable prise de parole collective qui embrase le pays cévenol de la Plaine à la Montagne ?
Puisant par bribes dans les Écritures et les sermons des prédicants (François Vivent, Jean Roman, Claude Brousson pour ne citer que les plus célèbres), influencés par les lettres pastorales de Pierre Jurieu, les petits prophètes portent la parole biblique jusqu'à l'incandescence. Dans cette langue sacrée et rustique, emplie de formules extraites de l'Ancien Testament, se lisent la punition, la douleur, la fureur, le désespoir et l'espoir.
Ces citations bibliques hachées, ces corps adolescents secoués de spasmes, ces visages torturés et inondés de larmes sont aussi une manière de combler le vide spirituel créé par la désertion des ministres, de combler aussi la distance culturelle qui séparait le peuple de ses minces élites. On est en effet loin, très loin du raffinement théologique, des beaux sermons ampoulés, de la rhétorique brillante et ciselée qui a marqué la littérature classique du XVIIème siècle. À travers ce langage singulier et brutal, c'est la culture religieuse du pauvre qui s'exprime sans fard. Sans équivoque aucune, elle témoigne d'un attachement viscéral à Dieu et à la foi des ancêtres.
Ayant pour mémoire l'errance d'Israël dans le Désert, les inspirés ne cessent de crier - dans un parler biblique chaotique - " l'essentielle blessure dont les huguenots sont à la fois victimes et coupables " (D. Vidal).
Pour comprendre l'origine de cette douloureuse et profonde blessure, il faut se souvenir de la tentative - totalitaire avant l'heure - de Louis XIV d'anéantir non seulement une foi mais aussi une culture façonnée par plus d'un siècle de calvinisme. N'oublions pas les temples détruits et rasés, les pasteurs contraints à l'exil, les cultes et les livres saints interdits. C'est en effet tout l'appareil ecclésiastique qui est détruit en l'espace de quelques semaines et, par voie de conséquence, c'est toute l'armature sociale qui s'effondre laissant le champ libre à ce déferlement de paroles sans précédent. N'oublions pas l'incroyable violence qui s'exerce contre un peuple désarmé et démuni : les brutalités des soldats, le pays mis en coupe réglée, l'exil et le bannissement, les prisons et les galères, les pendaisons, les corps démembrés sur la roue et livrés ensuite au bûcher !
C'est dans ce contexte de crise marquée par la perte des repères identitaires que jaillit la parole dolente des prophètes, " ces pierres que Dieu fait crier dans le désert " cévenol. Elle dit d'abord le refus d'un anéantissement annoncé sinon programmé. Elle est l'expression d'une forme d'insoumission inédite.
Ce désastre sans pareil interpelle la génération des inspirés. Prédicants et prophètes trouvent une explication aux malheurs endurés dans les tribulations et les épreuves du peuple hébreu à sa sortie d'Égypte. Tous savent que le peuple d'Israël, dans sa longue errance à travers le Sinaï, a été souvent châtié par Dieu pour sa désobéissance, son infidélité et son idolâtrie.
Les prophètes connaissent par cœur les malédictions promises à un peuple impie. N'ont-ils pas lu dans le Deutéronome, ou entendu dans les Assemblées, cette question que des enfants pourraient un jour adresser à leurs parents punis par Dieu : " pourquoi l'Éternel a-t-il ainsi traité votre pays ? pourquoi cette ardente, cette grande colère de Dieu ? ". Pourquoi les huguenots français sont-ils, eux aussi, châtiés par Dieu ?
Les inspirés endossent le malheur et l'humiliation de leurs parents et de leurs grands-parents qui ont brutalement et massivement apostasié en 1685. Cette abjuration collective a développé au sein de la population nouvellement convertie un formidable sentiment de culpabilité dont on a du mal aujourd'hui à mesurer l'ampleur et la profondeur. Ce sentiment, le discours des prophètes le traduit à sa façon en martelant : l'affliction, la honte, la souillure, la corruption, la perdition. Jusqu'à l'obsession voire la névrose, l'expressionnisme convulsif des inspirés exprime la faute et le péché. D'où, à travers les transes, ces lancinants et lugubres appels à la repentance, à la pénitence et à la miséricorde. Abraham Mazel, dans ses mémoires dictées à Londres, se souvient de ces imprécations et de ces injonctions qui ravivaient la brûlure de l'apostasie et de la faute : " Amendez-vous, repentez-vous, n'allez plus à la messe, renoncez à l'idolâtrie ! ".
Toutefois, le discours prophétique n'est pas un repli morbide et suicidaire sur le malheur et la souffrance, ni même une résignation. Il exprime aussi une espérance. Les inspirés - à la suite des prédicants - savent que Canaan est proche, que la délivrance succédera aux épreuves. Cette identification à " Israël selon l'esprit " se double d'une lecture apocalyptique de l'histoire immédiate et cruelle vécue par les huguenots. La parole des prophètes se repaît, toujours par fragments et non sans déformations, des spéculations eschatologiques, millénaristes, de Pierre Du Moulin et de Pierre Jurieu qui annoncent dans leurs écrits diffusés en Cévennes, la délivrance prochaine de l'Église, la ruine de Babylone, le châtiment de Pharaon autrement dit Louis XIV. Ici et là, des inspirés annoncent même l'imminence de " la fin du monde et de la dernière heure ". Les prophètes du malheur huguenot sont aussi prophètes de bonheur, ce " bonheur de mille ans " (J. Delumeau) qui succédera à la délivrance.
Mais dans l'espérance inquiète de cette délivrance, la répression royale ne faiblit pas bien au contraire. Elle exaspère de plus en plus une population cévenole opiniâtre qui crie partout dans les réunions au Désert que " Dieu la vengera ".
C'est à partir de l'automne 1701 que le prophétisme se répand dans les hautes Cévennes, une région où depuis 1686 se singularise par son zèle répressif un certain Abbé du Chaila. Entre Aigoual et Bougès, apparaissent de nouveaux prophètes, des vagabonds de Dieu qui ne cessent de tenir, au péril de leur vie, des assemblées religieuses malgré les rigueurs du climat et une répression toujours plus sanglante. Parmi eux, Henri Castanet de Massevaques ; Françoise Brès du Pont-de-Montvert ; Esprit Séguier du Magistavols.
En l'espace de quelques mois, de janvier à juillet 1702, le phénomène prophétique enfle dans une étrange atmosphère de fin du monde et de grande colère mal contenue. Plus grave, les inspirations des prophètes se radicalisent et se chargent d'une " énergie vengeresse " (C. Bost) inquiétante pour l'avenir. Désormais, les ombrageux prophètes des hautes terres sont fermement décidés à délivrer l'Église comme le rappelle la célèbre vision d'Abraham Mazel des " grands bœufs noirs qui mangeaient les choux du jardin ". Au mois de juillet 1702, au sommet du Bougès, nouvel Horeb, les inspirés se muent en " instruments de la vengeance de Dieu " (Ph. Joutard). Le meurtre rituel de l'Abbé du Chaila marquait le début de la guerre des Camisards, une guerre menée de bout en bout par des prophètes armés...
Nous avons eu le plaisir de découvrir cette élogieuse critique de notre site dans le mensuel L'Histoire. Nous sommes d'autant plus sensible à ces commentaires élogieux que nous apprécions beaucoup cette revue pour le sérieux de ses articles pourtant "de vulgarisation". Un petit reproche cependant : l'auteur de cette critique, s'il avait été dans le détail du site, aurait pu voir dans la liste des membres du Comité de rédaction qu'il ne s'agit pas seulement d'une "équipe universitaire" : les non-universitaires, historiens non professionnels érudits locaux ou simples passionnés de l'histoire camisarde y sont en nombre non négligeable !
Mars 2001
Les Camisards
http://www.camisards.net
C'est une équipe universitaire regroupée dans une association qui a lancé ce site qui frappe, au premier abord, par sa tenue simple, élégante et sans prétention. L'ambition est grande qui veut présenter et rendre compte de tout ce qui concerne les camisards sur le plan historique, patrimonial et culturel. Les débuts sont prometteurs et les contenus déjà nourris. On apprécie le niveau et le ton du discours, celui d'une vulgarisation pour amateurs éclairés. Bravo.